Je vous rassure tout de suite, le titre de ce post est volontairement provocateur, et je ne vais pas me lancer dans une tirade sur la douleur. D'ailleurs, tous les skieurs n'ont pas mal aux pieds fort heureusement. Et, les marques font un gros travail pour apporter des solutions à une majorité de pratiquants. Pour autant, le mal aux pied au ski n'est pas une légende, et une réalité pour de nombreux skieurs. Je me propose donc de vous expliquer pourquoi les chaussures sont conçues comme elles le sont, et pourquoi cette problématique de douleur ou d'inconfort restera pour certains une réalité encore un moment. Attachez votre ceinture, je vous emmène pour un petit voyage dans l'industrie de la chaussure.
Pour commencer, il me parait nécessaire de revenir sur quelques fondamentaux du marché de la chaussure de ski
Les composants de la chaussures et production
Une chaussure de ski, c’est un assemblage de plusieurs composants
- Une coque constituée d’un sabot (la partie inférieure qui contient le pied), le collier (la partir supérieure qui contient le mollet), de la visserie, et de la bouclerie
- Un fond de coque qui joue le rôle de caillebotis pour isoler le chausson de la coque
- Un chausson qui joue de rôle d’interface entre la coque et le pied
- Une semelle de propreté (genre de morceau de moquette) disposée au fond du chausson et voué à être remplacé par une semelle sur mesure adapté au pied
On a donc
- Des composants plastiques (coque, collier, fond de coque)
- Des composants métalliques (visserie et bouclerie)
- Des composants textile (chausson et semelle de propreté)
En terme de production, les composants plastiques sont réalisés par injection plastique dans des moules en acier … opération réalisée en Europe (principalement en Italie dans la ville de Montebello). Ces opérations industrielles nécessitent peu de main d’oeuvre, et l’essentiel du cout du produit fini provient de l’énorme investissement lié à la réalisation des moules d’injection.
Les composants textiles nécessitent, eux, une part importante d’opérations manuelles, ils sont majoritairement réalisée en Asie pour optimiser le couts.
L’économie de la chaussure de ski
Comme toujours dans un domaine commercial, ce sont les considérations économiques qui dictent la stratégie commerciale et technique puisque qu’une société ne peux exister sans être rentable. En terme économique, on a donc
- Une partie de la chaussure qui nécessite un investissement très lourd (moules … et on parle de centaines de milliers d’euros) mais quelques euros de matière uniquement par produit fini
- Une partie de la chaussure qui nécessite de la main d’oeuvre (couture, collages) et des matériaux plus onéreux (mousses thermoformables, etc.) mais un investissement faible
Le cout très important des moules d’injection explique deux éléments clé
- L’existence totalement virtuelle des demi-taille (un 26 et un 26,5 partagent le même chausson et la même coque) ... créer des vraies demi-taille nécessiterait de doubler l’investissement des moules. Il y a donc 1cm d'écart entre deux tailles successives
- La durée d’existence d’un modèle de chaussure : la rentabilisation d’un jeu de moules nécessitant plusieurs années (jusqu’à 5 ans sur certains modèle), les chaussures restent au catalogues plusieurs années, avec uniquement des modifications cosmétiques (couleur, bouclerie, chausson)
De ce qui précède, on comprend que le point clé est la définition et l’optimisation des formes de coque, contraint par la rentabilité du jeu de moule d’injection. Pour des raisons économiques, une marque ne peut donc pas se permettre de multiplier les jeux de moules, et on retrouvera le plus souvent un nombre très limité de modèles réels, déclinés en flex, couleur, genre etc.
A l’heure actuelle, si on s’intéresse au segment de la chaussure alpine (piste / freeride / all-mountain), la plupart des grandes marques travaillent avec 3 modèles de chaussant : large, moyen, étroit … qu’ils déclinent en plusieurs flex (80 femme, 95 femme, 105 femme, 90 homme, 100 homme, 110 H, 120 H , 130H) … soit un potentiel de 24 modèles pour 3 jeux de moules. En plus de ces 24 modèles commerciaux potentiels, la plupart des marques améliorent encore la rentabilité des moules en produisant des modèles location et des SMU
La chaussure de location
Les chaussures de location sont facilement reconnaissables au code barre et à l’indication de pointure notés en haut du collier (de façon à ce qu’ils soient visibles dans les rayonnages de parcs de location ).
Ces modèles partagent la même coque que les modèles de vente (très majoritairement des modèles larges), mais sont équipés de chaussons très différents : plus simples, moins denses et non thermoformables. Cela permet de réduire drastiquement le prix de la chaussure (afin d’améliorer la rentabilité de la location), et de permettre l’accueil consécutif de pieds très différents. La contre partie est un confort moindre, un maintient beaucoup plus faible et moins durable dans le temps.
Les SMU
Tout comme les chaussures de locations, les SMU sont des modèles beaucoup plus basiques que les modèles de gamme. Pour offrir des tarifs de vente agressifs, des concessions importantes sont faites sur la qualité des plastiques injectés, le chausson (très basique), et de temps en temps une bouclerie simplifiée. Vous retrouverez ces modèles dans les grandes chaines de sport comme Décathlon, GoSport, Intersport, Espace Montagne ou autre. Ce sont des modèles qui sont créés spécifiquement pour une enseigne et quelque fois même spécifiquement pour une opération commerciale. Ils échappent ainsi à toute possibilité de comparaison avec la gamme puisque même les appellations sont spécifiques.
Les principaux biais de l’industrie de la chaussure
L’optimisation de l’utilisation des jeux de moule d’injection conduit à 3 principaux biais problématiques
- La réduction de l’offre de chaussant à une simple matrice largeur / flex … donc sans tenir compte de tous les autres paramètres morphologique du pied
- La standardisation du FLA indépendamment du flex
- Le mauvais traitement réservé aux femmes
La réduction de l’offre à une matrice Largeur / Flex
Si vous êtes rompus à la consultation des fiches techniques et des forums , vous aurez noté que de nombreuses gammes de chaussures sont articulées autour de 2 paramètres : une notion de flex, et une notion de largeur.
Le Flex (qui devrait plutôt s’appeler Rigidité), est un chiffre qui représente la dureté que la chaussure met en oeuvre pour s’opposer à la flexion quand vous appuyez sur vos tibias. Plus de chiffre du Flex est important, plus la chaussure est rigide. Plus le Flex est faible, plus la chaussure sera souple. Malheureusement, ce chiffre est un indice et pas une mesure : il n’est pas comparable d’une marque à l’autre, ni même d’un modèle à l’autre au sein d’une même marque. Sans citer d’exemple, certaines marques vous proposent une HV 120 qui sera plus souple que la LV100 !!
La largeur est exprimée en mm, et vous trouverez régulièrement des chiffres comme 100mm, 98mm ou encore 102mm. Officiellement, il s’agit de la largeur interne de la chaussure aux niveau de la palette métatarsienne pour la pointure de référence qui est le 26/26,5. Il y a souvent une forte incompréhension autour de ce chiffre car là encore rien n’est mesuré, et certaines 98mm sont plus larges en réalité que d’autres 102mm. Il s’agit cette fois encore d’un indice qui est là pour comparer des volumes globaux de chaussure bien plus qu’une réelle largeur. Les appellations HV (high volume) MV (médium volume) et LV (low volume) sont beaucoup plus pertinentes et représentatives. D'ailleurs, lorsque l'on mesure les pieds, on relève des écarts supérieurs à 15mm sur la largeur métatarsienne, donc ce n'est pas les 4 ou 5 mm de lattitude offerts par le marché qui suffiront à offrir une solution suffisante à tous.
Une fois ces bases posées, vous comprendrez aisément qu’en dehors des chiffres (qui n’ont aucun lien avec la réalité physiques), il serait aberrant de résumer un pied à une largeur de palette métatarsienne. Un pied, c’est une largeur devant, mais aussi une forme de positionnement des orteils (pieds grecs etc.), une hauteur de coup de pied, une largeur de cheville, un diamètre de cheville, etc … sans compter la morphologie des malléoles internes, externes etc … et vous voudriez résumer tout ceci à une largeur ?!?!
Si on s’intéresse à la biomécanique du pied, il y a une caractéristique encore plus importante que la largeur ou les autres mesures : le morphotype. Entre les pieds pronateurs, neutres ou supinateurs, le positionnement des masses osseuses du pied est très différent, et le comportement dynamique du pied incomparable.
La chaussure de ski étant basée sur une coque rigide, comment pourrait elle s’adapter correctement à des morphotypes antagonistes, tout en offrant un vrai maintient de la cheville ???
La conception d’une chaussure consiste donc essentiellement à faire un choix de forme qui soit le plus polyvalent possible. Et quand on parle de polyvalence, on entend par là nombre de clients potentiels. Les gammes de chaussures sont toutes conçues pour chausser de façon correcte (mais jamais parfaite) une majorité de la population … par un jeu de compromis plus ou moins réussis. En une trentaine d’années, la plus grosse évolution a été une standardisation. Si, a une époque, chaque marque proposait une chaussure assumant ouvertement un positionnement vers une morphologie donnée (cf. la fameuse légende des Lange étroites par exemple), toutes les marques se sont aujourd'hui rapprochées d’une certaine moyenne. Le marché a donc subit un véritable appauvrissement de l’offre en terme de formes même si chaque marque conserve des petites spécificités.
La standardisation du FLA indépendamment du flex
Nous avons présenté le Flex dans le chapitre présent, venons en au FLA : le Forward Lean Angle. Il s’agit de l’angle entre l’axe de la languette et la verticale. Il peut aller de 10° environ (chaussures de randonnée et loisir) à 18° (chaussures racing). Plus l’angle est élevé, plus en posant votre poids sur les languettes, vous allez transférer du poids sur vos spatules et avancer le centre d’appui sur votre ski. Cela permet une conduire du ski plus précise, efficace et agressive.
Plus l’angle est faible, moins vous solliciterez vos quadriceps et aurez une pratique de ski physiquement économique.
Fort logiquement, il serait pertinent de proposer un angle faible pour les skieurs débutants ou très occasionnels, et un angle plus élevé pour les skieurs de très bon niveau ou/et plus sportifs.
Comme le Flex et le FLA sont tous les deux liés au niveau de ski, il devient évident qu’il faudrait lier les 2 : un FLA élevés sur les modèles ayant un flex élevé, et un FLA faible sur les modèles ayant un flex faible … mais comment faire quand tous les flex d’un même modèle sont issus du même moule ... donc avec un FLA identique ???
Le mauvais traitement réservé aux femmes
Parlons maintenant des femmes, qui sont un peu le parent pauvre de l’industrie du ski (je sais que certains vont faire des bonds en lisante ceci, mais j'assume).
Soyons réalistes, la clientèle féminine reste minoritaire dans la consommation de matériel de sport d’hivers (et de sport en général). C’est un fait qui se constate et se mesure. Dès lors, les marques ont toutes une stratégie identique et assez logique consistant à développer des produits homme, et à les décliner en réalisant des adaptations pour les femmes. Je n’ai jamais constaté le contraire à ce jour.
En matière de chaussures de ski, les modèles de chaussure dits « Women » sont dérivés des modèles homme, et les petites adaptations concernent
- Les coloris
- Les revêtements de chausson (fourrure, chausson plus douillet)
- … et dans quelques cas un système dit Cuff Adaptor qui permet de moduler (à la marge) l’ouverture du collier.
Pourtant, la morphologie du pied de la femme est en moyenne assez différent de celui de l’homme. Pour commencer, le morphotype supinateur est beaucoup plus présent que chez l’homme (je dirai 60% chez la femme contre moins de 30% chez l’homme).
Mais la plus grosse différence concerne le différentiel de volume pied / jambe. Chez la femme, on observe très régulièrement des volumes / largeur de pied assez faibles conjugués avec un mollet à la fois volumineux et de constitution différente de celui de l’homme. Bien que je ne sois pas un spécialiste du côté médical, il parait assez évident que la femme a en moyenne une circulation veineuse et lymphatique moins bonne, qui conduit à une accumulation de liquide dans les tissus du bas de jambe. Ceci conduit à une tolérance plus faible des tissus à la compression. D’autre part, il semblerait que le développement diffèrent du muscle du mollet conduise à un volume plus important positionné très bas, juste au dessus du tendon d’Achille.
La conception standard des chaussures provoque ainsi régulièrement une sur-compression du bas de mollet (au dessus du trio tendon d’Achille / malléoles), des pincements latéraux à l’intersection languette / chausson, et une compression du mollet altérant la circulation sanguine. Pour toutes ces raisons, la plupart des femmes ont tendance à sur-tailler la chaussure pour supporter la pression sur la zone jambe, et se retrouvent avec un pied qui nage dans le sabot de la chaussure. En voulant compenser le manque de tenue par le serrage des boucles inférieures, on arrive régulièrement à des problèmes de circulation et donc de froid.
Bref, la morphologie moyenne différente du pied féminin nécessiterait clairement une conception spécifique mais ceci supposerait un doublement du nombre de moules sur les pointures communes homme / femme (25, 26 et 27 mondo), des chaussons spécifiques (languette plus large, circonférence supérieure autour du mollet) … et par conséquent un fort impact sur la rentabilité de la ligne de chaussures. D'autre part, on constate des écarts morphologiques plus importants d'une femme à l'autre que d'un homme à l'autre (pieds très creux, algus fréquents, écarts extrêmes sur les diamètres de mollet). Il faudrait donc même probablement aller même bien plus loin que le simple dédoublement des 3 pointures communes.
Les évolutions majeures des 30 dernières années
Les 30 dernières années ont vu tout un lot d’évolution dans le domaine de la chaussure. Certaines de ces évolutions ont apporté un gain net évident, d’autres ont apporté autant de nouveaux problèmes qu’elles ont apporté de solution. De façon très générale, je citerai 5 évolutions majeures
- La standardisation des formes : j’en ai parlé plus tôt, cela a permis à un plus grand nombre de client de s’équiper avec n’importe quelle marque .. mais cela a conduit à un appauvrissement des options, et souvent un ajustement optimal moins bon
- La baisse drastique du poids : les chaussures plus légères apportent un vrai confort dans les phases de marche en station, ou de montée en mode randonnée. Cela a été obtenu au prix d’épaisseur de coque plus fine et de nouveaux matériaux avec pour conséquences : des coques plus fragiles et moins isolantes, des flex moins stables en température et des capacités de déformations moindre pour les pieds difficiles
- Une forte percée des chaussures free-rando : ces chaussures polyvalentes permettent de pratiquer à la fois de ski alpin et la randonnée. La conséquence direct est une moindre efficacité de ces chaussures en mode ski de part un FLA plus faible, et une dynamique partiellement cassée par le mécanisme ski / marche
- Les processus de modification des coques : Fischer vacuum, Salomon Custom Shell, Atomic Memroy Fit etc... autant d'apellations commerciales qui cachent une version simplifiée de la déformation de coque. Ce concept régulièrement mis en oeuvre par les bootfitteurs existe depuis la nuit des temps, mais présente de nombreuses limitations qui le rendent nécessaire mais rarement suffisant dans les cas réellement complexes.
- Une forte hausse de la qualité des chaussons : Ils offrent à la fois une meilleur adaptabilité aux accidents morphologiques du pied, un meilleur confort d’accueil lors du chaussage, et une meilleur durabilité du maintient dans le temps
Conclusion
Comme vous l'avez compris, trouver une solution à chaque pied dans un monde aussi vaste n'est pas compatible avec la rentabilité économique de la fabrication de matériel. Le problème est donc moins technique qu'économique ... et encore, je n'ai fait ici que survoler de très haut un sujet qui mériterai des heures d'exposé, mais qui est essentiel.
Les nombreuses évolutions que l'on a pu vivre ces 30 dernières années n'ont pas changé fondamentalement le problème, qui est intimement lié au concept de coque rigide en plastique injecté. Pour autant, l'innovation n'est pas à l'arrêt et le confort s'est globalement amélioré au fil du temps, en particulier pour les pratiquants ayant des pieds proches du standard. Pour les autres, le choix d'une chaussure reste un sujet complexe, et le bootfitting, même si il apporte énormément, ne peut pas toujours garantir une solution parfaite.
Une évolution fondamentale passerait par l'adoption des modes de production nécessitant des investissements industriels moins lourds. A ce jour, aucune investigation n'a permis d'élaborer un embryon de réponse malgré les nombreux essais (de la chaussure composite à l'impression 3D).